Entre toits et nous

Une photo, un tableau, un texte

Crédit photo : Valérie Martin - https://www.instagram.com/justvalou/?hl=fr

Crédit tableau: Ronan Provost - https://untableaudemafenetre.fr/


Canopée

Combien ça se louerait une telle surface extérieure ? Les mains appuyées sur la rambarde de sa fenêtre, Aline regarde l’immeuble d’en face. Ça fait 43, non 44 jours que tous les appartements du dernier et de l’avant dernier étage sont plongés dans le noir ou que les stores sont descendus. Il faudra qu'elle regarde sur internet s’il n'existe pas déjà des sites de location de terrasse entre voisins d’en face ou d’à côté. Les gens louent tout ce qu'ils peuvent maintenant dès qu'ils sont en vacances ou en week-end et qu’ils ne l’utilisent pas : voitures, piscines, chiens …  Alors pourquoi pas une terrasse ? Peut-être un business lucratif à créer.

Après l'annonce, le 14 mars, du confinement général, tous ces messieurs-dames aux grands appartements avec terrasse sont partis dans leurs grandes maisons de campagne avec jardin. Aline, elle, est restée dans son petit studio sans même un balcon pour poser une chaise… Y’a pas de logique dans ce bas monde comme dirait sa grand-mère.

Elle n’y avait jamais fait beaucoup attention, avant, à l’immeuble d’en face. Mais depuis 44 jours donc, elle l’observe tous les jours, toutes les heures même, … elle n’a pas grand-chose d’autre à faire. C’est son poste d’observation, de méditation.

Elle sait donc que, à part au 8ème et au 9ème étage où tous les appartements ont été désertés, il y a un appartement habité au minimum par étage, sauf aux 5ème, 3ème et 2ème, où trois appartements sont éclairés chaque soir.

A 20h, ils ont été jusqu’à 13 appartements à applaudir. Jour 44, c’est moins constant. Même elle a arrêté certains jours…

L’appartement du 5ème droite n’est toujours pas éclairé ; ça va faire 3 jours que la p’tite dame qui l’habite n’est pas sortie applaudir ; ça l’inquièterait presque. Est-ce qu’elle aurait pris la tangente elle aussi ? Elle en a peut-être eu ras le bol de son voisin qui regarde la télévision toute la journée. L’écran de son téléviseur est tellement immense qu’Aline pourrait presque suivre le film depuis sa fenêtre. Avec un écran pareil, il doit avoir un système audio puissant qui a fait fuir la petite dame. A moins que cette saleté de Covid ait eu raison d’elle ? Aline l'aurait remarqué si une sirène d’ambulance avait résonné sous ses fenêtre ces derniers jours ; mais ça ne veut rien dire. La p’tite dame a pu se rendre d’elle-même aux urgences si elle ne se sentait pas bien.

Et si elle avait eu une attaque ? Peut-être qu’elle git mourante dans son appartement. Combien de temps avant que quelqu’un s’inquiète et vienne la secourir ? Aline se pose la question pour elle-même. Sans doute que ses amis et ses parents s‘inquièteraient si elle ne répondait pas au téléphone ou à WhatsApp pendant 3-4 jours, mais combien de temps avant qu’ils envoient du secours ? Si elle peut hurler, il y a une chance qu’un voisin l’entende mais imaginons qu’elle fasse un AVC, et qu’elle soit étendue au sol, dans l’incapacité de bouger, de parler, loin de son téléphone… Qui la retrouverait là ? Et dans quel état ? Le moteur d’un scooteur qui passe sur l’avenue la sort de ses pensées macabres du soir… il faudra quand même qu'elle mette un plan d'action en place avec son amie Hélène en cas d’urgence.

Elle baisse la tête et entraperçoit le bolide filer à travers les arbres. Il n’y a tellement plus de circulation que le moindre bruit de moteur dérange. Moins de pollution, moins de bruit, moins de parisiens ; la nature reprend ses droits et on entend à nouveau le chant des oiseaux. Les quatre allées de platane qui longent l’avenue se sont transformées en forêt équatoriale. Ce n’est pas du niveau des canopées du Costa Rica mais les feuilles plus vertes, plus touffues et le gazouillis des oiseaux lui donnent un côté plus sauvage qu'avant.

Les oiseaux sont-ils revenus ou étaient-ils là incognito, cachés, leur chant recouvert par la vie urbaine ?

Elle ne trouve pas de réponse claire à cette question, mais elle n’a jamais vu tant d’espèces de piafs pendant ses sorties journalières. Il y a toujours ces satanés pigeons et sempiternels moineaux mais elle a aussi vu des perruches vertes, un rouge-queue noir, des pies bavardes, des merles noirs, quelques mésanges bleues, des rouges-gorges et, son préféré, un petit troglodyte mignon.

Celui-là, elle ne le connaissait pas avant le confinement. Mais internet lui a livré son nom. C’est vrai qu’il est mignon avec son plumage tigré. Un peu comme le héron pris en photo au Costa Rica. Ce voyage lui semble tellement loin… Elle n’en peut plus de son appartement, de son immeuble, de celui d’en face, de l’écran géant du voisin qu’elle a déclaré bruyant, de cette obligation de rester là et surtout de l’impossibilité de se projeter dans le futur… elle ferme les yeux et respire doucement. Se concentrer sur le bruit des oiseaux et s’échapper, en rêve au moins, c’est tout ce qui lui reste.

Elle repense à la grande tyrolienne ; la peur mais également la sensation de liberté de voler au-dessus de la canopée. Elle devrait se mettre d’accord avec l’appartement du 1er en face, ils pourraient faire une super descente au-dessus de la canopée parisienne ! une belle attraction et occupation.

L’odeur de friture devance les bruits de casserole dans l’évier. Ça sent le bacon. Son voisin du dessous a dû se mettre en cuisine. Il va falloir qu’elle s’y mette aussi. Il est déjà tard. Enfin tard est une notion toute subjective maintenant… tard pour quoi, rien d’autre à faire qu’à attendre le jour suivant, qui ressemblera à celui-ci et aux 44 autres avant lui.

Ah c’est dur ce soir. Elle ferme à nouveau les yeux, respire 5 fois doucement et les réouvre. Le 5ème droite est allumé. Aline sourit.

 

 


Paris brule-t-il?

Tout commence par une simple odeur de brûlé, un léger crépitement, une lueur au loin. Puis tout s’accélère : je vois le ciel s’illuminer, l’épaisse fumée se former, les flammes qui approchent : Je vois la mort qui arrive ventre à terre... J’oublie la chaleur, j’oublie les brûlures, j’oublie les poumons en feu et les yeux qui piquent, et je fuis pour échapper à cet enfer.

Déjà j’enjambe des cadavres calcinés qui n’ont pas su échapper au brasier.

Comment est-ce arrivé ? Je n’ai rien senti, je n’ai rien vu venir. Où est passé mon instinct... il faut qu’il revienne vite et que je retrouve mon chemin. Si je dois mourir immolée par le feu, au moins que ça se fasse dans mon foyer !

Je n’y vois rien, je respire mal, autour de moi on tousse, hurle, tombe.

Soudain, je reconnais la route qui mène chez moi. Je suis dans ma chambre.

Je regarde par la fenêtre. Le ciel est rouge flamboyant. Je suis maintenant piégée par les flammes qui entourent mon immeuble ; le crépitement s’est transformé en grondement, le feu est assourdissant. Le bois craque, les voitures explosent, les survivants hurlent.

Je n’arrive plus à penser. Je me fige et j’affronte. Voilà que je ne crains plus rien, ni la fournaise ni la mort. Un étrange calme m’envahit et je regarde l’enfer en face. Je suis prête à mitonner doucement, à rôtir sur toutes les faces, puis à calciner jusqu’à combustion complète et à disparaître en cendres.

Un arbre enflammé tombe sur ma fenêtre qui explose en mille bouts de verre. Je hurle.

J’entends ma voix : ça me réveille. Je suis en sueur, terrifiée, essoufflée, mais terriblement crue et vivante, allongée sur le canapé de mon salon.

La petite sieste réparatrice s’est transformée en long cauchemar. Il est 19h30. Même éveillée, les images de cet enfer reviennent. Je tourne la tête pour m’assurer que ma fenêtre et la ville sont intactes.

Soleil couchant, le ciel est rouge flamboyant. Paris brûle-t-il ?

 

 


Zinzin du Zinc

La nuit, tous les toits sont gris à Paris ; eh bien le jour aussi ! 

Cette couleur a rendu les toits parisiens emblématiques, caractéristiques de la capitale au même titre que les ruelles étroites et pavées, les bouches de métro art déco ou les manifestations sur la place de la République.

Le gris clair du zinc et plus foncé de l'ardoise représente ainsi 70% des toits parisiens. ♫"La faute à qui donc ? La faute à Napoléon !".

 

Avec son comparse le Baron Haussmann, Napoléon III transforme en effet, au milieu du XIX siècle, le panorama urbain parisien : ils élargissent les avenues et construisent les fameux immeubles haussmanniens. Pour les toits, ils veulent un matériau peu cher, durable, facile à découper et à installer : les plaques de Zinc qui répondent également au problème d'infiltration des eaux s'imposent alors sur les chantiers qui se multiplient à Paris. 

C'est le modèle de toit à la Mansart qui est retenu. Son bénéfice principal, c'est qu'il offre de grands espaces sous les combles. Vivre sous les toits de Paris est dorénavant possible. ♫"C'est ainsi qu'cœur à cœur, on cueille comme une fleur, sous les toits de Paris, le bonheur »

Avec le zinc et les mansardes viennent donc de naitre les chambres de bonnes, qui seront, au gré des années, habitées par des artistes, des étudiants ou regroupées pour former des lofts luxueux.

Le panorama des toitures ne serait pas complet sans parler des toits vert-de-gris tels que celui de la coupole de l'Opéra Garnier. C'est à l'origine du cuivre, rouge donc, qui, une fois oxydé, a pris cette couleur verdâtre. A qualité égale, le prix du cuivre l’a rendu moins attractif que le zinc. Il est donc plus rare.

Nous avons reproduit le nuancier de couleurs. Il ne nous reste plus qu’à ajouter l’ambiance sonore : le cliquetis des petites pattes griffues des moineaux qui se baladent sur le zinc ; le tintement unique, rythmique et calmant des gouttes de pluie qui tombent sur ces plaques métalliques ; le roucoulement du pigeon qui résonne dans le conduit de la cheminée ; la rumeur lointaine de la ville.

Tout est réuni maintenant pour retrouver son souvenir artistique : un tableau de Van Gogh, une chanson d'Edith Piaf, un livre de Victor Hugo ou d'Emile Zola, un héros de films comme Fantomas, Arsène Lupin, l'As des as, les Aristochats, ou même une pub de parfum !

Cette source d'inspiration sans fin est en cours d’inscription au patrimoine mondial de l'humanité au plus grand soulagement des peintres, photographes, cinéastes, publicistes, chanteurs, écrivains mais aussi des couvreurs zingueurs qui les entretiennent !

 

 


Les briquettes jaunes

Louis glisse 1 € dans la fente et fait faire un tour à 180° à la longue vue habituellement destinée à scruter Montmartre. Il vise la rue du Mont-Cenis, et plus précisément le 4ème étage de l’immeuble aux briques jaunes. Il ne lui faut que quelques secondes pour retrouver la fenêtre convoitée.

Pas très joyeux ces rideaux blancs à motifs. La pièce est plongée dans le noir ; on ne peut pas voir l’intérieur.

 

Louis a vécu là avec ses parents jusqu’à ses 18 ans. Il adorait la vue qu’il avait depuis sa chambre. La basilique du Sacré-Cœur, c’était une chance même si le site avait également son lot d’ennuis : Le quartier fourmillait de touristes toute l’année ; et les rues escarpées devinrent une véritable complication quand son père développa précocement une maladie des poumons. Lui qui avait gravit la colline chaque jour depuis qu’ils y avaient emménagé, ne faisait plus, à la fin, que des allers-retours dans les rares rues relativement plates autour de chez eux. Il mettait un point d’honneur à suivre la recommandation du médecin, celle-là au moins, de faire ses 5000 pas par jour. Mais ils avaient fini par déménager loin de la capitale, vers un air pur et un paysage sans relief. Louis avait eu beaucoup de mal à quitter cet appartement.

 

Il continue à observer, un sourire aux lèvres, la fenêtre de son ancien cocon d’enfant ; les souvenirs affluent : son lit en hauteur, son bureau, le circuit de voitures, ses séances de jeux avec ses GI Jo accrochés par des rubans à la rambarde de la fenêtre qu’il observe en ce moment ; les briquettes jaunes qui l’entourent le replongent dans l'exposé qu’il avait fait en CM2.

Ainsi, quand il avait dû présenter à sa classe un lieu qu’il aimait et où il avait séjourné, Louis avait spontanément choisi cet immeuble, bien plus joli selon lui que les maisons de campagne de ses grands-parents. Il avait alors tout lu sur l’art de la brique industrielle. Il fut surpris comme les mots revenaient naturellement : Mon immeuble date de 1927. Il a été réalisé par l’architecte Jean Boucher, spécialiste des constructions bon marché et ouvrières du début du 20ème siècle.

Louis sourit en se remémorant la blague de son voisin de classe : « s’appeler Boucher, ce n’est quand même pas de veine pour un architecte ».

Aujourd’hui, il sait que la véritable blague de cet exposé fut de caractériser cette construction de « bon marché et ouvrière » !

 

Il avait aussi expliqué qu’il y avait 9 briques entre la fenêtre de la salle de bain et celle de sa chambre ; une sur le côté long puis une sur le côté court ; en Panneresse ou en Boutisse, c’était cela qui créait les motifs. A l’époque il connaissait même le nombre de rangs. Il se surprit à les recompter : 1, 2, 3, …, 31 bien sûr ! Comment avait-il pu oublier ?

Son père l’avait menacé de lui faire calculer le nombre total de briques de l’immeuble pour le punir d’avoir justement numéroté au feutre noir les 31 briques du bord droit de la fenêtre. Heureusement il avait réussi à les nettoyer et avait échappé à la punition.

 

-       Tu regardes quoi papa ?

-       Je regarde ce qu’on voit de chez nous depuis ici.

-       Ah mais oui ! L’immeuble jaune, je le reconnais ! C’est laquelle la fenêtre de ma chambre ?

-       Tu vois l’étage où il y a le panneau « à vendre » ? Là ça sera notre salon et la fenêtre à droite du panneau, là où il y a le pot de fleur rouge, ça sera ta chambre.

-       Laisse-moi voir ; laisse-moi voir !

 

Louis jette un dernier coup d’œil à la fenêtre avant de passer la longue vue à son fiston. Les petits rubans qui lui servaient à attacher ses GI Jo ne sont plus là. Ses missions commando derrière la rambarde de fenêtre sont terminées depuis bien longtemps… Mais il espère que celles de son fils commenceront dès qu’ils auront les clés, dans trois mois.


Les chaises longues

Témoins des ébats et débats de nos amants,

de leur passion enflammée des premiers temps,

des reproches passés, futurs et présents,

les plus belles chaises longues de tous les temps,

étaient apparues un beau soir de  printemps

lors de la crémaillère de leur appartement.

 

Canapés d'extérieur d'apéritifs dansants,

ou de dimanches ennuyeux et pesants,

elles servent aussi de table pour des brunchs bruyants,

de chaises d’observation des astres filants,

de fauteuils d’appoint pour invités fumants ;

c'est un point de vue unique et envoûtant.

 

Madame s’allonge souvent ces derniers temps.

Elle grossit pendant 9 mois et au printemps,

un bébé l'accompagne dans ces sièges calmants.

Il fait la sieste sur le ventre de maman,

et elle le change sur l’assise de temps en temps.

Plus grand, il y fait  ses premiers pas chancelants.

 

Ils les protègent d’une bâche l’hiver durant,

puis les ressortent et les repeignent tous les ans

quand ils fleurissent la terrasse au printemps.

Elles rythment la vie des petits et des grands :

Les chaises longues ressorties, l'activité reprend ;

Il en est ainsi depuis presque 50 ans.

 

Endormons-nous sous les premiers rayons d'un soleil rasant

Allongeons-nous nus ou entourés d'un plaid chauffant

Racontons nos tristesses et nos joies du moment

Écoutons patiemment nos amis défaillants

Partageons un verre de champagne pétillant

 

Profitons de ces chaises longues et de l'instant présent !


Chem-cheminées

♫ « Chem-cheminée, chem-cheminée, chem-chem Tchérie ! Pour avoir de la chance, prends ta chance telle qu’elle vient. Chem-cheminée, chem-cheminée, chem-chem Tchéro ! dans vos mains la chance met un bon numéro ».

S’il est un élément architectural banal mais emblématique de l’Europe, ce sont les cheminées qui ornent les toits, ou plus exactement les « souches ». Une cheminée est, en effet, un ensemble composé d’un foyer où se déroule la combustion, d’un conduit pour évacuer la fumée et d’une partie extérieure visible située sur la toiture, la souche donc, responsable du tirage.

A l’origine, les intérieurs étaient chauffés via un feu ouvert au centre de la maison, un trou dans le toit permettant l’évacuation des fumées. Les premières cheminées avec conduits et souches font leur apparition au 13e siècle mais leur conception est basique et peu efficace pour éliminer les fumées. Au cours du temps, la connaissance sur la mécanique du chauffage domestique grandit, les conceptions s’améliorent. L’utilisation du charbon plutôt que du bois à partir du 18e siècle conduit au développement de solutions plus efficaces pour que la suie de charbon n’envahisse plus les pièces de vie. 

Ainsi, vers 1750, entre l’abolition de l’esclavage et la signature de la déclaration d’indépendance des États-Unis, Benjamin Franklin qui s’ennuie un peu, crée le poêle à combustion contrôlée, prédécesseur des foyers encastrables actuels. Grâce à des améliorations successives, les foyers ouverts et fermés se répandent dans les habitations.

Les souches de cheminées sont alors constituées de pierres trapues, souvent crépies, sans protection particulière à leur extrémité pour éloigner l’eau et empêcher son infiltration. Au fil du temps, les constructeurs ajoutent des dalles de couronnement pour corriger le problème. Vers le milieu du 19e siècle, deux nouveaux éléments font leur apparition : le mitron, un appareil de terre cuite qui améliore le tirage par un effet venturi naturel, et la mitre qui, tout en permettant à la fumée de s’échapper, sert d’obstacle à tout ce qui pourrait entrer dans la cheminée : la pluie, la neige, les branches, les animaux, ou même le Père Noël.

A Paris, les feux de cheminées sont aujourd’hui très réglementés et le chauffage collectif a remplacé cette source de chaleur. Mais la ligne d’horizon de la capitale reste constellée de ces millions de mitres et mitrons, terminaisons traditionnelles des conduits de cheminées parisiens. Si vous voulez savoir combien d’appartement il y a dans un immeuble haussmannien, comptez donc les mitrons qui se dressent au-dessus des couvertures de zinc.


Porte cochère

« Si tu veux te faire DS, observe le 13 rue des Lavandières Sainte-Opportune vers 17h. Tu ne seras pas déçu ».

Pour l’instant il n’est pas déçu, il est énervé… ça fait 2 heures qu’il planque en haut de la tour Saint-Jacques à observer la porte cochère du 13 et il n’a pas shooté une fois. Pourtant son indic est sûr de lui.

Il a réussi à graisser la patte du guide pour qu’il l’autorise à rester en haut entre deux visites guidées mais il ne va sûrement pas le laisser là après la fermeture. Il ne lui reste plus qu’une demi-heure pour réussir le coup de l’année. Pour le moment, il a perdu les 200 balles qu’il a filé au guide mais, si le tuyau est bon, il va gagner au minimum 100 fois ça ; un véritable pactole vu qu’il est seul en place.

Avec cette somme, il pourra s’arrêter, ou se mettre en pause, comme il le promet à sa femme depuis longtemps. Elle bosse comme journaliste politique donc elle a sa dose de stress et de boulot mais c’est beaucoup plus cadré dans le temps. Elle ne supporte plus les journées et les soirées passées seule à l’attendre. Il y a 6 mois, elle avait failli le quitter. Il avait fait des efforts et elle avait été pas mal prise par une interview exclusive de sa chaine avec DS justement. Depuis, leur couple va mieux mais jusqu’à quand.

La semaine dernière, elle lui a suggéré de changer de spécialité ; reporter animalier par exemple. Il s’est marré. C’est en fait assez similaire : L’un traque le VIP, l’autre la gallinette… mais, au final, ce sont les mêmes heures d’attentes imprédictibles. Elle ne comprend pas pourquoi il aime ce boulot… lui non plus !

Ce ne sont surement pas les heures de planques qui le tiennent en haleine. Depuis qu’il est là, il a vu la femme du 3ème asperger les piétons en arrosant les pots de fleurs de sa fenêtre, le mec du 5ème sortir son chien et le laisser pisser sans vergogne sur la porte cochère, les 2 serveurs du café du coin prendre 5 pauses-clopes, et la concierge sortir les poubelles et nettoyer avec force les poignées en laiton. Le monde sauvage de Paris à portée de téléobjectif…

Ce ne sont pas non plus les milliers de sandwich engloutis sous tous les temps ou les centaines de journaux décortiqués pour patienter, s’abriter, se ventiler, se cacher qui lui manqueraient s’il s’arrêtait.

La compétition féroce avec ces acolytes ne le motive plus depuis longtemps, bien au contraire. Depuis l’apparition des téléphones portables, d’internet et des réseaux sociaux, la profession a changé : Shooter n’importe qui, n’importe où est devenu le maitre-mot. Personne ne le croit quand il dit qu’il y a moins de déontologie qu’avant et pourtant ; il n’y a plus aucune limite si ce n’est l’argent à investir pour obtenir le scoop du jour.

Non, la seule chose qu’il aime et qui le fait continuer, c’est l’excitation, la rapidité et l’improvisation au moment propice. Il aime être à la limite de la légalité, mais aussi et surtout traquer une image esthétique, une image vraie, qui ne triche pas.

La porte cochère s’ouvre. DS est bien là. Il glisse un œil dans la rue. Il doit sans doute attendre son chauffeur.  Allez ; sors ; montre-toi ; et surtout montre-moi qui t’accompagne ! Mais DS reste en arrière-plan, une ombre à ses côtés. Putain, à qui tu parles !? 

Le chauffeur arrive et se gare devant la porte cochère. C’est parti ; DS se tourne pour embrasser la dulcinée du moment. Il shoote en rafale : Il a la tête de DS en train d’embrasser la fille ! C’est du lourd ; génial !

Il faut qu’il ait la tête de la demoiselle maintenant : s’il a son visage, il tient le scoop de l’année et le chèque qui va avec si elle est célèbre… Allez écarte-toi !  Laisse-moi voir la frimousse de cette jolie blonde.

Allez tourne -toi, tourne-toi ; ça y est ! changement d’angle de galoche ; il shoote ; il regarde le cliché qui va sauver son couple et lui faire son année. Il a sa femme en photo.

 

Crédit photo : Valérie Martin - https://www.instagram.com/justvalou/?hl=fr

Crédit tableau: Ronan Provost - https://untableaudemafenetre.fr/