Le Bureau des Existences


- «Non-existant suivant, guichet 4 »

C’est enfin son tour. ABC s’avance tenant dans la main droite sa précieuse déclaration d'existence pré-remplie. Sans un regard ou un mot pour l’employé présent, il la dépose sur le guichet, prend de sa main gauche le stylo bille baveux attaché au comptoir par une chaînette métallique, ferme les yeux et signe. Satisfait, il pousse le formulaire vers l’employé et sort.

ABC est rompu à la démarche puisque c’est sa quatrième demande. C’est également la dernière pour longtemps car le règlement est très strict : Après quatre refus, un délai de carence de cinq ans est obligatoire avant toute nouvelle requête d’autorisation d’existence…

Mais ABC est confiant, sa demande est parfaitement remplie. Même l’employé a eu l’air admiratif et l’a tamponnée immédiatement. Il faut dire, il a appris de ses échecs passés.

Pour sa première demande, ABC, ignorant mais prévoyant, était venu un lundi prendre des renseignements et observer comment se déroulait la procédure. Très simple, elle consistait à prendre un bulletin dans la pile située à l’entrée du Bureau Des Existences, à le remplir et à le remettre à l’agent administratif présent au guichet afin qu’il vérifie la non-existence actuelle du demandeur, qu’il contrôle la signature apposée à la fin du document et le tamponne afin de valider la demande. Un panneau situé à l’entrée récapitulait ces étapes et précisait que la réponse était remise sous 2 à 4 jours ouvrés. ABC s’apprêtait à s’extasier sur la rapidité du système d’existence quand un petit astérisque attira son attention. Il renvoyait à une note de bas de page qui énonçait les jours ouvrés : un seul, le lundi…

Quand ABC voulut prendre un formulaire dans la pile des déclarations, il réalisa que tous les bulletins étaient froissés et sales. Quelqu’un de maladroit avait dû les faire tomber. Il prit un ticket et fit la queue afin de pouvoir signaler le problème. L’employé répondit laconiquement :

- « Ici c’est le Bureau Des Existences. Le Bureau Des Lamentations c’est au 3ème. »

ABC, qui venait déjà de faire 30 minutes de queue pour rien, choisit une autre option. Il vérifia un à un chaque bulletin présent et prit le plus propre et le plus lisse de la pile et repartit chez lui. Une fois à la maison, il le repassa en position « laine et délicat ». Il sortit ensuite son stylo Waterman anti-goutte anti-dérapant et remplit le questionnaire.

Il remit le lundi suivant sa première déclaration d’existence minutieusement remplie à l’employé qui l'étudia sous toutes les coutures. Il finit par accepter et tamponner le bulletin d'ABC, un léger sourire narquois aux lèvres. Trois semaines après, ABC recevait sa première réponse ; sa demande fut jugée irrecevable pour raison majeure : « déclaration trop méticuleuse ».

La seconde fois, ABC remplit donc à contre-cœur un bulletin froissé. La plume de son Waterman allait bien s’abîmer sur un torchon pareil pensa-t-il en essuyant, à l’aide d’un petit buvard bleu, le trop plein d’encre à la pointe des lettres. Sa demande fut rejetée une seconde fois, pour raison majeure : « déclaration trop soignée ».

Pour sa troisième demande, il utilisa avec dégoût un stylo bille baveux pour remplir un document chiffonné et sale. Il le remit du bout des doigts, honteux, à l’employé qui lui tendit un vieux feutre et lui dit :

- « Et la signature, c’est moi qui la fais ? »

ABC saisit le feutre à la mine écrasée. Sans réfléchir, instinctivement, il apposa une signature, immaculée et travaillée. La pointe large de l’outil l’inspira et il utilisa une calligraphie arabisante. Quel superbe paraphe aux courbes élégantes ! La sanction fut sans appel : demande refusée pour raison majeure : « déclaration trop lisible ».

Mais aujourd’hui, en quittant le Bureau Des Existences, ABC est serein. Cette quatrième déclaration est parfaitement immonde ! Droitier de cœur, il a, à l’aide du stylo baveux, rempli tout le questionnaire sale et froissé de la main gauche et la signature, faite à l’aveugle, est illisible.

Mais malgré tous ses efforts, la demande d’ABC fut tout de même refusée, quatre semaines plus tard, sans motif.

Contrarié, ABC se rendit au Bureau des Existences pour se plaindre de la réponse reçue. Il fut immédiatement redirigé par le préposé habituel vers le Bureau des Lamentations du 3ème étage.

Il prit son second ticket de la journée et attendit d’être appelé. Quand ce fut son tour, l’employé l’apostropha :

- « Quelle plainte avez-vous à formuler ?

- Je ne comprends pas pourquoi mon dossier de demande d’existence a été refusé 4 fois.

- C’est le Bureau des Lamentations ici. Le Bureau de la Compréhension c’est au 15ème. Mais je préfère vous prévenir tout de suite, il y a de l’attente : c’est long la compréhension ! »

ABC se rendit au 15ème étage ; après plusieurs heures d’attente, il finit par atteindre le guichet du Bureau de la Compréhension où un employé mal aimable le questionna frontalement :

- « Qu’est-ce que vous ne comprenez pas ?

- Pourquoi mon dossier de demande d’existence a été refusé 4 fois.

- Le refus est toujours accompagné d’une raison. Qu’est ce qui est écrit ?

- Sans motif.

- On ne refuse jamais sans motif, c’est contre notre règlement intérieur.

- Regardez vous-même. »

L’employé se saisit du document et l’examina de longues secondes, le tournant dans tous les sens face au néon du plafond. Qu’est-ce qu’il croyait, qu’ABC avait effacé la raison du refus ?

- « C’est surprenant ; incompréhensible et répréhensible même » dit l’employé en rendant le document à ABC.  « Il faut que vous alliez au Bureau Des Existences pour corriger ce problème. Ils doivent vous donner un motif ».

ABC était au bord de la crise de nerf mais il retourna au rez-de-chaussée, prit un ticket pour la quatrième fois de la journée, fit la queue à nouveau et c’est légèrement agacé qu’il se présenta devant l’employé qui l’avait reçu le matin même. Ce dernier était très occupé à regarder quelque-chose sur son ordinateur ; il leva à peine les yeux de son écran quand ABC s’approcha du comptoir. Il le reconnu et l’apostropha :

- « Encore vous ?

- Oui encore moi! A qui la faute ? Vous n’avez rien compris à ce que je vous ai demandé.

- Les problèmes de compréhension c’est au 15ème !

- Je sais : j’en viens ! Si vous écoutiez un peu plus attentivement plutôt que de me couper toutes les 5 minutes, ça irait plus vite. »

L’employé leva les yeux sur ABC puis, de son index, il pointa une affichette. Il s’agissait d’un long texte écrit en minuscules lettres quasiment illisibles qui commençait ainsi « Toute injure ou outrage à agent, incluant parole, geste, menace ou diffamation concernant le niveau d’écoute des employés sera sanctionné par un délai de carence prolongé à 10 ans ». ABC arrêta sa lecture, regarda l’employé puis, d’un sourire contrit, il reprit sur un ton qui se voulait jovial :

- « Vous avez raison, je me suis mal exprimé ce matin. J’ai reçu un refus d’existence sans motif ; c’est interdit par votre règlement intérieur ; pourriez-vous, s’il vous plait, préciser la nature du rejet ?

- Montrez ça ».

Comme son collègue, il tourna le document dans tous les sens en maugréant des « bizarre » et des « étrange » toutes les 10 secondes. Finalement avec le feutre à la mine écrasée, il raya la mention « sans motif » et écrivit « car la demande est refusée ».

ABC reprit le document et lu tout haut « demande refusée car la demande est refusée ». Il laissa de nouveau aller sa colère :

- « Ce n’est pas un motif valable ça. Vous vous moquez de moi ! »

L’employé arrêta de taper sur son clavier et pointa à nouveau l’affichette. ABC reprit la lecture là où il l’avait laissée : « le dénigrement des motifs de refus entraînera une interdiction immédiate et sans limite de temps de demande d’existence »

- « Je suis désolé monsieur mais comprenez mon désarroi. J’ai fait tout mon possible pour suivre les axes de développement et ma demande d’existence est tout de même refusée, de surcroit sans motif. Vous n’avez vraiment aucune idée du pourquoi de tous ces refus successifs ?

- Le Service des Justifications est fermé aujourd’hui mais j’imagine que votre projet d’existence ne doit pas convenir. Vous vouliez exister comment ?

- J’avais plusieurs idées ; romancier pour commencer.

- Ouh la la, c’est qu’on n’en aura bientôt plus besoin : les ordinateurs créent des romans pour nous !

- Mon second choix, c’était professeur de lettres

- Has been, y’a les MOOC, vous savez les formations en ligne. On n’accepte plus les existences de prof ! 

- Ecrivain public alors ; il y aura toujours besoin de personnes qui savent écrire ?

- La liste d’attente est longue ; et avec le développement de la reconnaissance vocale, on refuse d’ouvrir plus de postes ! Avec des projets professionnels pareils, pas étonnant qu’aucune existence ne vous soit offerte… si vous continuez sur ces voix de garage, vous allez être radié, c’est sûr.

- Vous n’auriez pas un autre conseil à me donner ?

- Il y a le Bureau des Suggestions pour ça ! Normalement, je ne suis pas assujetti à donner des conseils mais bon, je vais faire une exception : vous ne voulez pas devenir programmateur ou créateur d’algorithmes ? Faut bien former les machines à prendre nos existences !

- La technologie et le digital ce n’est pas mon fort.

- Alors je vais vous faire gagner du temps : allez directement au Bureau des Réformations, au -10. Ils ont fait des merveilles pour moi !

- Vous vouliez être quoi ?

- Bourreau mais, entre l’abolition de la peine de mort et les gens qui font justice eux-mêmes et s'entre-tuent, y’a plus besoin de nous. Je n’ai pas hésité quand ils m’ont proposé ce poste ! Au moins ici, j’ai quand même un rôle à jouer dans votre vie ou votre mort : eh oui, pas de tampon, pas d’existence ! »

Quoique surpris par cette révélation, ABC remercia chaleureusement l’employé et descendit au bureau indiqué. Une femme écouta son histoire et lista ses caractéristiques : méticuleux, patient, créatif, cultivé, curieux, rigoureux, respectueux des lois. Il était également très bon en orthographe et aimait écouter les gens. A la fin de leur entretien, elle lui expliqua que sa reconversion serait longue et pénible ; il partait de beaucoup trop loin ; on ne devenait pas facilement apte à l’existence avec un tel bagage de départ. Elle lui proposa alors de le radier définitivement mais, en échange, elle pouvait lui offrir un poste de responsable d’une annexe qu’elle venait de créer.

A partir de ce jour, chaque matin, il descendait au -24. Il longeait un couloir sans fenêtre éclairé par de vieux néons clignotants. Il déverrouillait la porte, vérifiait son distributeur de tickets numérotés de file d’attente, allumait un plafonnier jaunasse et s’installait à son bureau.

Il sortait alors du tiroir un paquet de feuilles blanches qu’il centrait sur son sous-main en cuir vert sapin et liseré doré. Il plaçait, à sa droite, son stylo Waterman anti-goutte anti-dérapant et, à sa gauche, le papier buvard bleu. Puis il faisait des lignes de calligraphie pour passer le temps jusqu’à l’arrivée d’un client.

Il écoutait alors de longues heures la personne assise en face de lui puis prenait son stylo et s’appliquait à rendre compte avec le plus de détails possible les existences passées : Allumeur de réverbères, ramasseur de sangsues, poinçonneur du métro, placeur de quilles, télégraphiste, détecteur acoustique d’avion, réveilleur, caillouteur, rémouleur, lecteur public, gardien de phare, musicien du cinéma muet, chiffonnier, vendeurs de glace ; il avait même eu un autre bourreau.

Il était maintenant en charge de répertorier les existences éteintes ou en voie d’extinction ; et au vu de l’obsolescence actuelle et programmée des existences, son poste n’était pas près de disparaitre.

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