Mise en Seine


Au lever du jour, la Seine étire ses bras autour de l’ile Saint Louis ; le soleil levant allume le fleuve. Les vaguelettes grises à sa surface forment, avec la légère brise, une robe à volants flamboyants ; lentement, elle frémit, elle ondule ; la Seine commence à danser. Un homme se tient sur le pont de la Tournelle, tourné vers Notre-Dame ; son ombre se projette sur la danseuse ; il lève les bras et enlace sa bien-aimée. Le regard brillant, amoureux, il sourit et murmure «ne crains rien ma douce, je suis là. »

L’instant d’après il redescend à sa place sur les quais, sur le banc situé entre le pont de l’Archevêché et le pont de la Tournelle. La plus belle vue de Paris ! De jour, de nuit, qu’il pleuve, qu’il vente ou que le soleil brille, il ne cesse d’admirer ce tableau. Lassant ? ah non ! Sa belle n’est jamais de même humeur, de même couleur, de même tempérament. Quand elle est en colère, elle est mouvementée et sombre. Quand elle est joyeuse, elle sautille et porte des couleurs printanières.  Et si elle veut séduire, elle frémit à peine et se pare de diamants. Depuis le temps qu’ils vivent ensemble, il lit en elle comme dans un livre.

Il est bien obligé, parfois, de retourner au foyer pour se laver et changer de vêtements mais sa place est ici, près d’elle. Tous les jours, il se poste sur son banc et la contemple. Étant donné l’animation sur les quais ou sur les ponts, il la perd souvent des yeux ; elle lui échappe. S’ensuit alors une partie de cache-cache pendant laquelle il l’épie, la cherche, la traque entre la foule de touristes flâneurs, de mangeurs de glace gourmands, de joggeurs acharnés, de promeneurs de chiens endormis, de jeunes éméchés, de photographes amateurs, d’amoureux transis, de musiciens plus ou moins débutants et de pêcheurs motivés. Depuis 8 ans qu’il squatte le quartier, les riverains ont appris à le connaitre. Il est propre, il ne boit pas trop et il peut même rendre service. Certains lui font un petit signe de tête en passant près de son banc, d’autres le saluent poliment et les plus téméraires s’assoient et discutent un moment. Comme Jeanne, la boulangère, qui ne manque jamais de lui apporter les invendus chaque soir ; elle en profite pour lui raconter les infos et l’épisode de sa série préférée. Qu’est-ce qu’elle aime causer cette femme ! parfois il voudrait qu’elle se taise mais ses croissants sont divins et ça lui permet de rester en contact avec le monde d’en haut. Il a rencontré Jeanne il y a 5 ans, un soir sans doute trop arrosé. Alors qu’elle fumait debout en regardant la Seine, il était arrivé derrière elle, silencieux et l’avait encerclée de ses bras. Effrayée, elle avait hurlé et l’avait repoussé violemment. Lui aussi avait eu un mouvement de recul quand il avait vu que ça n’était pas Anna. A la vue des larmes glissant sur sa joue et de son haleine légèrement alcoolisée, elle l’avait ramené à son banc, s’était assise à côté de lui et avait commencé à discuter. Jeanne les connaissait, lui et son histoire. Depuis elle passait souvent le voir et ne paraissait jamais surprise quand il lui parlait d’Anna comme s’il l’avait vu 10 minutes avant.

Jeanne fait partie de ces gens qui peuvent parler de rien pendant des heures, ou plus exactement de tout et de tout le monde, pourvu que ça ne leur rappelle pas leur propre destinée. Sa rediffusion quotidienne des aventures du docteur Louis est d’ailleurs suivie par toute la Cour des Miracles qui apprécie ses sandwiches, sa gentillesse et les nouvelles du reste du monde qu’elle n’oublie pas de donner.

La Cour des Miracles, c’est comme ça qu’il appelle ceux qui vivent le long des berges. Il y a Léopold, un petit dealer sympathique qui n’a ni l’envergure ni la classe des gangsters du passé ! Le borsalino et le costume avaient une autre allure que ce bonnet ridicule, ce jogging blanc difforme et ses baskets flambant neuves qu’il porte tous les jours ! Sous ses airs de dur, c’est un gentil, qui promène de sa démarche chaloupée le chihuahua obèse de sa mère décédée. Ancienne bouquiniste, elle lui a légué son chien et son sens du commerce… mais plutôt que de vendre 3 bouquins et des babioles touristiques, il a décidé de vendre de la drogue aux gamins riches du quartier. Plus dangereux mais plus lucratif aussi.

Il y a l’accordéoniste Emile ; sa chemise blanche froissée, ses bretelles noires et sa casquette de gavroche, lui donnent le style titi parisien des années 50, un minimum pour fredonner aux touristes des airs d’Edith Piaf, de Maurice chevalier ou de Charles Trenet. Quand ils lui demandent de chanter des trucs modernes, ça le met dans une rage ! Emile répète alors son meilleur refrain : « Les nouveaux chanteurs, ils y mettent des mots mais pas d’amour ». Et il a raison ; personne ne sait chanter Paris, la Seine ou les guinguettes comme les anciens. Quand il écoute Émile chanter, lui, il a le cœur tout retourné. Ils ont tellement valsé avec Anna sur ces airs, sur Piaf surtout. La nostalgie, ça le connait !

Et puis il y a Piotr. Il a beau connaitre ses deux modèles par cœur, il continue d’installer son chevalet face à la Seine et à Notre-Dame et à peindre ses cartes postales. Notre-Dame sous le soleil, sous la pluie, sous la neige, sous les étoiles. Lui s’est adapté à son public : Pour rester au goût du jour et des jeunes surtout, il remplace parfois les péniches par des vaisseaux Star Wars et les touristes par des guerriers blancs et des chevaliers du Jedi… le pire, c’est qu’il vend, qu’il vend !

 

Tout ce petit monde vit sa vie sur les quais ; leurs routes se croisent au gré des jours ; aujourd’hui, c’est le bateau nettoyeur qui les réunit. Ils ne le voient que quelques fois par an ; toute la Cour est donc rassemblée autour de Jean, le chef des employés municipaux du quartier, qui supervise vaguement l’opération. Léopold, en retard, arrive en courant :

- « J’ai raté quoi Jean ?

- Un caddy, six pneus, deux chaises, une table de bistro et une baignoire, du p’tit bazar quoi !

- Pas de cadavre ?

- Non pas de cadavre ; mais ce n’est pas fini encore.

- Vous cherchez quelque chose en particulier, les gars ?

- des vélibs.

Emile entame direct un de ses succès : « Quand on approchait la rivière, on déposait dans les fougères, nos bicyclettes »…

- Pourquoi vous voulez récupérer des bicyclettes jetées à l’eau ? Un casse a été commis à dos de vélos ?

- T’as jamais entendu parler du gang du vélib ?

- non jamais ! ils volent quoi ?

- mais non rien ; je te fais marcher ; c’est la mairie de Paris qui veut les récupérer. Tiens, ils en sortent un justement.

 

Le vélib repêché est déposé sur le quai ; Sous la couche de mousse qui le recouvre, il a l’air en parfait état. Jean le pousse jusqu’à un réverbère et l’y appuie.

Alors que Jean et ses amis continuent leur discussion, il regarde ce vélo végétalisé qui le transporte dans les méandres d’un autre temps, à quelques kilomètres à l’ouest de Paris. Les berges sont enherbées, il pédale sur un chemin de halage, Anna est là, assise en amazone sur le cadre du vélo vert qu’ils viennent d’emprunter à un pêcheur assoupi. Elle rit, elle est tellement heureuse ; c’est un de ses bons jours. C’est tellement bon de l’entendre rire comme ça. Il tient le guidon d’une main et entoure sa fine taille de l’autre pour qu’elle ne tombe pas. Surtout qu’elle ne tombe pas... Soudain il voit son Anna debout sur le pont de l’Archevêché ; elle va tomber, elle va sauter, elle va mourir. Il crie de toutes ses forces « Anna !».

Ses amis, surpris, sursautent. Ils le regardent, puis regardent le pont. « Anna » crie-t-il plus fort. « Anna » !!

Il se précipite vers l’escalier, gravit les marches aussi vite qu’il le peut. A bout de souffle il arrive en haut. Le pont est plein de touristes. Malgré l’attroupement serré autour de la femme debout sur le parapet, personne n’a l’air de l’aider. Il hurle de plus belle « Anna ».

Le groupe se retourne vers lui ; tous sont souriants et lui font signe de se taire. Il fend la foule sans la quitter des yeux, lui tend la main et murmure “ ne crains rien ma douce, je suis là ».

La femme est debout, en appui sur un réverbère. Un homme la retient, une main sur ses chevilles et l’autre sur ses hanches. Elle est concentrée sur sa tâche : Les bras levés, elle accroche un cadenas rose gravé de quatre lettres autour de l’armature métallique de la lanterne. Le clic retentit, elle se retourne, un sourire extatique sur les lèvres et se laisse tomber dans les bras de son amoureux. Ensemble, ils lancent les clés du cadenas dans la Seine et s’enlacent ; la foule applaudit.

Ils s’embrassent longuement ; des larmes coulent sur ses joues. Il se tourne vers le fleuve qui, comme sa tristesse, s’écoule inexorablement et ne s’assèche jamais. Est-ce qu’un cadenas attaché sur un réverbère aurait changé quelque chose ? Au mieux ça scelle l’amour mais ça ne protège pas contre le désespoir. Anna dansait sur la corde raide depuis longtemps ; sa mélancolie et sa vie s’en étaient sans doute allées dans ces eaux profondes puisque des témoins avaient vu une femme se jeter du pont ce jour là ; mais son corps n’avait jamais été repêché. Il avait décidé doucement de perdre la tête pour garder l’espoir de la retrouver, sur le banc du quai de la Tournelle, là où ils avaient rendez-vous, huit ans auparavant.

Des heures et des groupes passent, des cadenas sont fermés et des clés jetées à l’eau ; lui reste là, immobile, avec son amour qui ne passe pas. Il n’a plus que ça : attendre.

 

Attendre que toutes les péniches de touristes aient fini leur journée ; attendre que la Seine suspende son cours ; attendre que les étoiles puissent enfin se refléter sur sa surface lisse ; attendre qu’Emile entame « Sous le ciel de Paris », leur chanson favorite ; attendre qu’elle reparaisse enfin.

 

La danseuse flotte ce soir dans sa robe de gala scintillante ; il se met à valser avec elle ; il sourit et murmure « Ne crains rien ma douce, je suis là. »

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