L'ami du petit-déjeuner


5h15 : l’alarme se déclenche. Elle se lève et se dirige vers la salle de bain. Douche rapide, lavage de dents et elle est déjà en train de s’habiller. Pas besoin de réfléchir sur ce qu’elle va mettre ; quand elle travaille, c’est tous les jours pareil : un pantalon noir, une chemise blanche et une cravate immonde jaune et bleue. Pas le choix : ce sont les couleurs de l’hôtel, personne n’y échappe. Il y a 6 mois de ça, quand elle était serveuse, elle ajoutait à cet uniforme un gilet bleu qui la boudinait. Au moins, depuis qu’elle est passée manager, elle a une veste de tailleur noire qui cache un peu plus cette horrible cravate et ses larges hanches. Deux ans au sein de l’équipe petits déjeuners d’un hôtel 4 étoiles n’ont rien arrangé à ses formes rondes ; service de restauration disponible 7 jours sur 7, 24 heures sur 24 c’est dangereux pour quelqu’un qui aime manger. Elle avale rapidement un toast et un thé et retourne à la salle de bain pour ajouter une pointe de maquillage. Elle remet sa montre et jette un œil à l’heure : 5h45 ; c’est l’heure de partir si elle veut arriver en même temps que son équipe ; le respect, ça commence là. Elle enfile ses tennis et son long manteau noir, vérifie qu’elle a bien ses clés et son badge et s’élance dans l’escalier. Dix minutes de marche jusqu’à l’hôtel, deux minutes pour passer à la sécurité et trois aux vestiaires pour déposer ses affaires et enfiler ses mocassins noirs ; ponctualité, précision et organisation : c’est grâce à ces qualités qu’elle est devenue manager.

 

6h00 : heure d’arrivée de l’équipe petit déjeuner. Elle entre dans la salle à manger de l’hôtel. Elle appuie sur les 2 boutons qui éclairent la partie buffet ; les autres lumières seront allumées plus tard, quand les yeux de toute l’équipe seront réveillés. Elle dépose à côté de la caisse le sac scellé qui contient l’argent récupéré à la sécurité ; elle l’ouvrira une fois que tout le buffet sera monté. Elle s'agenouille pour se mettre au niveau de la chaîne hifi et met en route la musique ; elle change vite la fréquence client pour une radio énergique et entraînante : Beethoven a de grandes qualités mais pas celle de réveiller une équipe de 10 serveurs un dimanche matin…

 

6h05 : Du bruit dans la cuisine ; une partie de l’équipe s’agite à préparer les urnes de café, l’eau bouillante pour le thé, le lait chaud pour les chocolats et les petits pots de lait qui seront placés avant 6h30 sur les tables des clients.

Un chariot sort de la chambre froide. Compotes, fruits coupés, produits laitiers, charcuterie, saumon fumé, beurres individuels sont ainsi transportés et mis en place sur le buffet.

 

Un deuxième chariot attend près du passe-plat de la cuisine pour récupérer les récipients métalliques que le chef est en train de remplir d’œufs brouillés, de bacon, de saucisses, champignons et tomates. Une fois le chariot plein, le serveur file vers le buffet de la salle afin de disposer, aussi vite que possible, son précieux contenu dans les réchauds sous la surveillance du chef qui attend leur mise en place pour rentrer chez lui. Il officie depuis 22h00 alors il veille à ce que ça soit vite fait, bien fait !

 

6h15 : Les chariots vidés, un serveur revient en cuisine pour les jus de fruits et le pain et les viennoiseries qui sortent juste du four. Odeur de café fraîchement coulé et de croissants chauds : ça sent enfin le petit déjeuner !

 

6h20 : un des serveurs en charge du buffet peaufine et met en route le grille-pain. Pendant ce temps-là, la manager compte son fond de caisse et range méticuleusement dans le tiroir chaque pièce à son emplacement. Le bruit de semelles avançant lentement sur le sol lui fait lever la tête. Un serveur s’approche mollement vers le buffet. Il tient un plateau où l’on peut voir des louches, des cuillères, des écumoires, des pinces, en plastique ou en métal, petites ou grandes. Chaque plat doit avoir son ustensile de service : une louche pour les haricots à la sauce tomate, une pince pour les saucisses ; c’est une sorte de jeu d’association éducatif pour enfants de 4 à 6 ans mais, au vu de l’état du serveur en charge de cette mission, elle vérifiera la concordance plus tard. A cette heure-là, l’urgence actuelle est d’imprimer la liste des clients qui ont déjà payé les petits déjeuners pour l’hôtesse d’accueil. Elle va au bureau.

 

6h30 : heure d’ouverture. La manager revient. La porte de la salle à manger est toujours fermée ; Whitney Houston hurle dans les enceintes de la salle ; pas un serveur ou une hôtesse en vue mais, en revanche, des clients attendent déjà devant la porte. Elle s’engouffre dans la cuisine pour voir que toute son équipe a repris vie et qu’ils débriefent la soirée de la veille et planifient celle du soir, une tasse de café en main, un croissant dans l’autre. Une gueulante plus tard, elle retourne en salle avec son équipe. Le service peut commencer.

 

6h31 : l’hôtesse commence sa rengaine :

- « Bonjour je peux avoir votre numéro de chambre.

- 540.

- M. Housis ?

- Oui c’est ça

- Votre petit déjeuner est inclus, vous pouvez aller vous installer et vous servir ».

 

6h31’20’’ :

 - « Bonjour, je peux avoir votre numéro de chambre.

- 826.

- M. Ortaire ?

- C’est ça, mais vous pouvez m’appeler Jean-Marc ! Et vous c’est comment vos p’tits noms. Oh faites pas vos timides ! Bon vous avez mon numéro de chambre. Vous savez où me trouver après votre service ».

Clin d’œil de dragueur de seconde zone…  L’hôtesse sourit puis se tourne vers la manager qui acquiesce silencieusement : c’est trop tôt pour les connards

 

6h45 : toutes les tables sont déjà occupées. Les clients vont et viennent entre les tables et le buffet, assiette en main. Une petite troupe se forme près des yaourts. La manager, inquiète, va vérifier ses craintes… C’est bien ce qu’elle pensait : le génie léthargique de ce matin a mis une petite cuillère écumoire pour le service du fromage blanc… il y en a partout sauf dans le bol du client qui l’apostrophe :

- « Ah vous tombez bien, vous n’avez pas autre chose que ça pour le service ? » dit M. Ronchon en laissant goûter encore plus la cuillère de fromage blanc sur les bols propres présents en dessous.

- « Si bien sûr, ça devrait aller mieux avec celle-ci » répond gentiment la manager en tendant une belle et large cuillère de service.

- « C’est quand même dingue qu’on ait besoin de gueuler pour avoir une prestation de qualité. Au prix où on paye… Rendez-vous donc utile ma p’tite et changez ces bols, ils sont pleins de yaourts ». La manager sourit et prend les bols sales. Elle est tentée, un instant, d’essuyer la cuillère de fromage blanc sur la veste du grand Ronchon mais elle se retient car, aussi « p’tite » soit-elle, elle est au-dessus de ça !

6h48 : Les gouttes de fromage blanc ont été effacées, la pile de bols propres est en place, le flux de clients autour du buffet a repris.

 

7h28 : Une odeur de brûlé chatouille les narines de la manager ; puis un cri : « Madame, Madame, il y a le feu dans le grille-pain ». Elle se dirige vers son guéridon de service et en sort une grande pince. Arrivée sur le lieu du crime, elle arrête la machine et, à l’aide de son outil diabolique, retire le coupable en flamme, bloqué sur le tapis roulant. Le responsable est connu de tous, c’est un multi récidiviste… c’est le croissant qu’on veut faire griller en le passant dans le grille-pain ! Elle a beau avoir installé mille signes de croissant barré ou écrit en gros « pain uniquement », « bread only », « solo pan », tous les jours, au moins un croissant est brulé vif ; tous les jours un client, l’air hagard, lui dit d’un ton accusateur : « vous devriez signaler que ça ne fonctionne pas pour les croissants » ;  tous les jours ce même client a l’air surpris quand elle lui montre du doigts les 15 affichettes insistant sur ce point fondamental : c’est un grille-pain, pas un grille-croissant !

 

8h44 : Un serveur hilare l’apostrophe : « Alors celle-là, on ne nous l’avait encore jamais faite. Vous avez vu boss ? » La manager se tourne pour admirer une femme, cheveux mouillés, en peignoir et chaussons, se servir d’œufs brouillés. Elle s’approche de la cliente et lui explique poliment qu’elle se trouve dans un restaurant et qu’il faudrait donc qu’elle soit habillée. Elle a à peine le temps de finir sa phrase que le mari de Madame l’interrompt d’un « c’est quoi votre problème ? Si ma femme est mieux en peignoir pour prendre son petit déjeuner, qu’est ce que ça peut bien vous faire ?». La manager tente de réexpliquer calmement que c’est un lieu public mais sans succès… « Il n’y a pas de panneau qui dit qu’on doit être habillé. On est dans un hôtel, on dort là et on a payé, alors vous laissez ma femme tranquille ! ». Il y a des batailles qu’il faut accepter de perdre, la manager l’a compris depuis longtemps… Elle laisse donc Madame en peignoir et Monsieur en colère prendre leur petit déjeuner. Madame ravira la salle à chacun de ses passages au buffet, surtout lorsqu’elle se baissera pour remettre ses chaussons et qu’elle montrera à tous les clients présents sa petite culotte rose flashy.

 

9h05 : La directrice de l’hôtel est à la porte, près de l’hôtesse. La manager réagit trop tard ; elle n’a pas eu le temps de briefer sa nouvelle recrue alors elle va y avoir droit…

 

9h05’30’’ : « Je ne peux pas croire qu’on en soit encore là ! Comment se fait-il que l’hôtesse demande en premier le numéro de chambre du client et pas son nom de famille ?» Et voilà, c’est parti. La manager marmonne des excuses bidon, qu’elle sait déjà inutiles car la directrice s’en fiche. En cette fin d’année, la directrice se fiche de tout sauf du client Mystère, ce faux client qui vient évaluer les services offerts. Des résultats de cet audit dépendent les bonus des exécutifs. Alors le fait que l’hôtesse soit nouvelle et que la manager n’ait pas eu le temps de tout lui montrer n’est absolument pas excusable : « Oui mais c’est la base. Si le client mystère est là ce matin, vous allez encore échouer. ». La manager lui a déjà dit qu’il faudrait peut-être changer les standards notés par le client mystère plutôt que changer la manière la plus efficace d’identifier les clients qui ont payé ou non leurs petits déjeuners. Mais cette bataille, elle l’a perdue également… Alors elle va voir l’hôtesse et ôte la liste des clients classée par numéros de chambre et lui donne celle classée par noms de famille.

 

9h06 :

« - Bonjour, puis-je avoir votre nom s’il vous plait ?

- M. Shauteau. » Elle cherche, elle cherche, elle cherche.

- « Je suis désolée pour l’attente M. Choto mais je ne vous trouve pas ! Choto avec un C ?

- Non avec un S…

- Ah c’est pour ça ! » Elle cherche, elle cherche, elle cherche. « Je suis vraiment désolée M. Shoto, mais c’est bien S-H-O !?

- Non S-H-A-U…

- Ah vous voilà ! Merci M. Shauteau, votre petit déjeuner est inclus, vous pouvez aller vous servir. » Résultat : une queue de 10 personnes s’est formée, M. Shauteau qui n’a pas de patience avant son premier café est exaspéré… mais la directrice est contente, les standards ont été suivis !

 

9h06’10’’ : « Bonjour, puis-je avoir votre nom ? M. Schyhrynski… ». L’hôtesse lance un regard de détresse à la manager qui acquiesce : pourvu qu’il sache épeler son nom en français !

 

9h08 : Un groupe de japonais se présente devant la porte. Aucun d’eux ne parlent français et, a priori, leur guide-traductrice fait une grasse matinée. L’hôtesse s’escrime à demander le nom de famille en français, anglais, espagnol même, mais sans succès. Après deux minutes de dialogue de sourds, la directrice s’approche de la manager et lui demande « mais elle est bête ou quoi ! Qu’elle leur demande leur numéro de chambre, ça sera plus simple ! ». La première pensée de la manager est qu’elle va faire manger sa liste alphabétique à la directrice, mais le temps qu’elle s’exécute, cette dernière a déjà tourné les talons ; dommage ! En attendant la prochaine occasion, la manager va voir l’hôtesse et lui redonne la liste des clients classée par numéros de chambre.

 

9h30 : « Ouaf-ouaf. ». La manager se tourne pour voir une de ses serveuses tirer la langue, haleter et aboyer comme un chien devant un client qui n‘a pas du tout l’air d’apprécier. Elle s’approche et demande ce qui se passe. La serveuse lui explique que, comme le monsieur claque des doigts et la siffle pour l’appeler, il doit penser que des chiens travaillent ici et elle répond donc en conséquence. Sur ces mots la serveuse regarde le client, grogne et tourne les talons. La manager retient un fou-rire. Le client est atterré et agacé : « Attitude inacceptable, va écrire à la direction, va écrire sur Trip Advisor, va écrire au monde entier, va faire renvoyer la serveuse, il connait du monde ici… ». La manager n’écoute pas ; elle se dit que sa serveuse a raison : un coup de crocs bien placé devrait faire taire les jappements irritants de ce con. Heureusement, un 2ème croissant s’enflamme ; la manager s’échappe sans devoir trop s’excuser.

 

10h00 : Heure de clôture ; encore quelques clients dans la salle. Une partie de l’équipe redresse les tables pour le déjeuner qui commence à 12h00, l’autre partie s’agite dans l’arrière- cuisine : nettoyer le matériel, essuyer la vaisselle et les couverts, préparer le buffet du lendemain.

 

La manager regarde une dernière fois sa montre ; 10h30 : Il est temps de faire fuir les derniers clients. Plusieurs étapes à ce processus qui ne fait pas partie de la liste des standards notés par le client mystère. C’est bien dommage car, pour le coup, toute l’équipe les connait et les applique : on commence par éteindre les lumières, puis on arrête la musique. On fait du bruit en rangeant les stocks de vaisselle propre dans les guéridons de service et, ultime vatout, on passe l’aspirateur !

 

Quand, enfin, le dernier client quitte la salle, la manager appelle toute l’équipe et, ensemble, ils prennent leur petit déjeuner et se racontent par le menu les aventures de la matinée pour savoir qui va gagner la palme « Ricorée », l’ami du petit déjeuner. La compétition est rude ce matin !

Commentaires: 1
  • #1

    Françoise Besson (mardi, 26 mars 2019)

    Quel métier ! Je suis fatiguée rien que d ‘avoir lu ! La réalité en sort plus réelle.
    Bravo !