La corbeau et le Renar


Emile est allongé dans son lit, yeux grands ouverts. Pas besoin de regarder son radio-réveil posé sur la table de nuit pour savoir l’heure : il la reconnaît à la lueur du jour à travers les persiennes. Mais quelque chose a changé ces derniers jours. Le radio-réveil ne s’est pas allumé ; à 5h30, Emile ne va pas écouter les infos, prendre sa douche, mettre sa tenue de facteur, faire couler son café, tremper sa tartine beurrée dedans et partir pour au centre de tri… Non il va rester au lit. Plus besoin de se lever, il est en retraite depuis une semaine. Ça fait presque 40 ans que, cinq jours sur sept, il se lève à 5h30. Alors forcément, ça va prendre un peu de temps pour se déshabituer. Il devrait d’ailleurs se coucher plus tard aussi, ça aiderait. Ce silence matinal qu’il trouve un peu oppressant semble déjà convenir parfaitement à Marie, sa femme, profondément endormie à ses côtés.

 

Il reste allongé, le plus immobile possible pour ne pas la déranger. Il somnole à moitié. Quand il rouvre les yeux, le radio-réveil le fixe ; 6h30 ; il devrait déjà être à la poste à trier les plis dans l’ordre de sa tournée ; même si ces dernières années, il faut avouer qu’il y a de plus en plus de pub et de moins en moins de lettres à trier ; enfin lettres, c’est un grand mot ; plutôt des factures, des relances, des attestations. Avec internet, les lettres d’amour, de menace, de plainte, les confessions, les échanges amicaux ne se font plus par écrit mais par email. Même les faire-part et les cartes postales arrivent sur les ordinateurs ou téléphones portables… Quelle tristesse ! Qu’est-ce que les gens mettent donc sur leurs portes de frigo ! Emile et Marie ont tous les faire-part de naissances de leurs amis et de leurs familles ; toutes les cartes postales de leur fille Sophie, qui est partie avec son mari Edouardo au Chili. Toutes celles aussi de leur fils Alexandre et maintenant de ses enfants qui ont été à bonne école ! Ils savent tous que la sentence serait terrible s’ils partaient en colonie de vacances dans le département voisin ou en voyage à l’autre bout du monde sans envoyer ce petit bout de carton qui en dit très peu du voyage mais beaucoup sur l’amour qu’ils portent à Emile et Marie.

 

7h30, Emile sursaute et s’assied sur le lit : c’est l’heure de la mise en sacoche et en caddie ! Il rêvait ! De retour dans sa vie inerte de retraité, il ne tient plus et se lève. Ça réveille Marie qui va faire couler le café. Ils prennent le petit déjeuner ensemble, chacun trempe sa tartine beurrée dans un bol breton estampillé à leur prénom. Emile lève le nez et bougonne :

- « On se croirait Dimanche !

- Et oui chéri, c’est dimanche tous les jours maintenant ! »

Emile grimace.

- « C’est si désagréable de penser qu’on va passer plus de temps ensemble ?

- Mais non, ce n’est pas ça… y’a que ça me manque.

- Te lever tous les matins aux aurores et te coucher comme les poules, ça te manque ? »

Emile soulève les épaules légèrement, sans répondre.

- « et ben pas à moi en tous cas ! On va enfin pouvoir sortir tard, traîner au lit, …

- D’accord mais mes habitués ?

- Ben ils vont se déshabituer… Comme toi !

- Oui tu as sans doute raison ; faut que je me résigne, je ne suis qu’un facteur oublié

 - Un facteur de perdu, 10 de …

 - Arrête ! tu n’es pas drôle ! je pensais compter plus que ça pour eux ; les gens me confiaient quand même ce qu’ils avaient de plus cher au monde !

 - Leurs factures ?

 - Non, leurs secrets !

 - Oh mais tu ne nous ferais pas une petite déprime toi ! tu n’as qu’à aller les voir s’ils te manquent tes clients ! c’est pas comme si tu ne savais pas où ils habitent. »

 Marie se lève pour débarrasser et l’embrasse tendrement sur la joue.

 - « Tu n’as pas mis le nez dehors depuis des jours. Va donc faire les courses ce matin, ça te changera les idées. »

  

Emile a beau prendre tout son temps pour se doucher, s’habiller, regarder les nouvelles à la télé, il est prêt à 8h30 tapantes. Ça doit être son horloge interne qui lui joue des tours : 8h30, c’était l’heure de début de la distribution du courrier…

 Il descend faire les courses ; il pousse son chariot le long du rayon frais. Les portes des frigos deviennent cochères : Emile pousse le caddie jusqu’au prochain immeuble, l’immobilise en mettant le frein avec le pied. C’est l’heure où il récupère les lettres, sort son passe-partout, pousse la porte, allume la lumière, et s’évente le visage avec les enveloppes pendant qu’il déchiffre les noms sur les boites aux lettres puis insère les lettres dans les bonnes boites, ressort et recommence à l’immeuble suivant…

 - « Excusez-moi monsieur je voudrais les yaourts à boire. Vous pouvez me les attrapez, je suis trop petite.

 La voix de la petite vieille le ramène à la réalité. Il lui sourit et ouvre le frigo pour attraper ce qu’elle désire

 - « bien sur Madame, lesquels voulez-vous ?

 - Ceux avec les départements dessinés sur le paquet ! Ils donnent des magnets que je collectionne. J’ai presque toute la France sur mon frigo ! Me manque plus que le Gers ! »

 Il lui tend les yaourts et passe au rayon suivant. Des magnets ! quelle tristesse ! faut être désespéré et terriblement seul pour mettre des magnets sur sa porte de frigo !

 Quand il remonte chez lui, sa femme lui annonce que Philippe a appelé et qu’il voudrait bien le voir car il a du courrier pour lui.

 - « et il ne peut pas le mettre dans la boite, comme tout bon facteur qui se respecte ? »

 - oh ce que t’es bougon aujourd’hui !  Je lui ai dit que tu l’attendrais en bas ! Ca te fera peut-être du bien de discuter avec le nouveau facteur !

 

 A 10h30, il descend attendre son remplaçant. A 10h34, quand Philippe pousse la porte d’entrée, Emile l’engueule gentiment :

  - « Vous êtes en retard M. le facteur !

 - Quatre minutes c’est pas du retard, c’est de la politesse, M. Renar !

 - Si tu le dis. Ça va la distribution ; tu t’en sors ?

 - Ouais j’trouve mes marques. Je galère toujours avec la porte du 22 de la rue de l’Espérance mais ça va. Et toi Emile, ça va la retraite ?

 - bof pas excitant, je m’ennuie des clients !

 - tu leur manques aussi je te rassure ; Madeleine, tu sais l’infirmière de l’Ephad, te passe le bonjour ainsi que toutes les petites vieilles que j’ai croisées ! Tu sais qu’elles ne veulent pas croire que t’es en retraite et que tu ne reviendras pas... la folle au chat m’a dit « j’attends M. Renar pour lui donner ma lettre, lui seul sait combien c’est important » ... Faut que tu passes les voir, pour leur expliquer une fois de plus !».

 Emile jubile, finalement il compte un peu pour certaines !

 - « Oui et ça me fera du bien aussi je crois !

 - Et puis David m’a filé ça pour toi »

 

David est le coiffeur de la rue de l’Espérance. Ça a également été le client d’Emile le plus prolifique en cartes postales envoyées ces dernières années. David imprime et envoie régulièrement à une personnalité qu’il a vu à la télé une carte postale qu’il a lui-même créée. Le photomontage change à chaque envoi mais le texte varie peu : « Monsieur, je vous ai vu à la télé. Il est de mon devoir de vous dire que votre coupe ne va pas à la morphologie de votre visage. Je suis coiffeur visagiste et, après étude, je vous préconise la coupe Neymar (ou David Beckham, ou Djibril Cisse, selon son étude et la star capillaire du moment ) que vous pouvez voir sur le devant de la carte postale. Je me tiens évidement à votre service pour réaliser ce modèle, gracieusement, dans mon salon Atten-tif ».

 

Mercredi matin, pour son dernier envoi, c’est BHL qui a dégusté. La coupe Playmobil copiée-collée par David sur la tête du philosophe n’était vraiment pas du goût d’Emile mais, comme à son habitude, il s’est rangé à l’opinion du coiffeur ; un si bon client, il ne faut surtout pas l’offenser, même son dernier jour de travail. A sa connaissance, David n’a jamais eu de retour des personnalités, en tout cas, rien par courrier ! Et si une star était venue se faire relooker dans son salon, On en aurait forcément entendu parler. Non, son salon est plus souvent rempli des mamies de l’Ehpad que de gens vus à la télé, à part sans doute l’acteur de série B qui habite de l’autre côté de la rue, …

En voilà un qui ne va pas lui manquer. Quelle arrogance ! Pas étonnant qu’il ne reçoive que des factures et des scénarios… pas une carte postale depuis qu’il habite là ! Ça veut tout dire ! lui il doit en avoir des magnets sur son frigo !!

 

Emile rigole en regardant le photomontage. Il se reconnaît à peine avec cette coupe de footballeur ! Il faut dire, Emile est chauve depuis quelques années ; alors se voir avec des cheveux, en plus décolorés !

- « Le salaud, La coupe qu’il m’a faite !! »

Il est encore plus content quand il réalise que David a même fait l’effort de changer le texte : « Il s’en est fallu d’un cheveu pour que je ne te dise pas aurevoir et bonne retraite ! Ne te fais pas de cheveux blancs, Philippe prend soin de nous ! « Epis » viens nous voir de temps en temps, ça nous fera plaisir !

 

- « Et ça fait deux jours que j’ai ça pour toi »

Philippe lui tend une enveloppe blanche où l’on peut lire « Merci de donner cette lettre au facteur qui vient de partir en retraite ».

- « Tu l’as trouvée où ?» demande Emile surpris

- Scotchée sur le bloc de boites aux lettres du 46 rue de l’Espérance.

- Tu n’as pas vu qui l’a mise là ?

- Ben non ! J’ai pas que ça à faire attendre les lettres sans adresse au pied des immeubles. Mais, vu l‘écriture, c’est une femme, c’est sûr ! une admiratrice peut être ! Ou des étrennes en retard ?! »

 

Fébrile, il ouvre la lettre et regarde immédiatement la signature “ La corbeau du 46”… « LA ?» Intrigué, il commence à lire :

Monsieur le facteur,

Maintenant que vous avez quitté votre poste, je dois vous révéler un secret : vous avez commis d’innombrables erreurs qui ont eu des conséquences… il est temps de prendre vos responsabilités.

 

Emile fronce les sourcils ; d’innombrables erreurs ? dans son travail ? impossible. Cette lettre n’est pas pour lui. ; et pourtant, des facteurs en retraite, y’en a pas 2. Son air anxieux, soucieux même, inquiète Philippe :

 - « Ca va Emile, t’es tout blanc ; elle dit quoi cette lettre ?

 - Rien, je comprends pas bien…  Ecoute je te laisse filer, tu vas être en retard pour ta tournée, à demain !

 - Oui ça marche, bonne journée ! »

 Une fois que Phillipe s’est éloigné, Emile s’approche de l’escalier, s’assied sur la troisième marche. Son cœur bat la chamade ; il faut qu’il se calme. Il doit y avoir une explication. Il reprend sa lecture : Le jour est venu de reconnaître et d’assumer les implications de votre comportement et de vos choix. Quand les erreurs du passé refont surface, il n’y a plus qu’à les assumer et à y faire face.

 

Mais de quoi parle-t-elle, bon-sang ? Le cerveau d’Emile bouillonne mais il ne voit pas du tout à quoi l’auteur de cette lettre peut faire allusion. Il n’a jamais trompé sa femme, ça ne peut donc pas être un enfant illégitime ; il n’a jamais été violent, jamais commis d’actes malveillants, … il a peut-être volé une sucette quand il avait 5 ans mais c’est bien tout …  Où veut-elle en venir ? Il continue la lecture de cette étrange lettre : Je vous ai maudit plusieurs fois quand le coup de sonnette retentissait tard le soir et annonçait l’arrivée de l’importun. Pendant des jours je redoutais que cet inconnu vienne à nouveau me déranger. Tout ça à cause de vous, de vos erreurs. Oui, à cause de vous !

  

- « Mais je ne suis jamais allé chez une cliente le soir ! Et j’ai jamais demandé à quelqu’un d’y aller… » s’entend-il dire tout haut d’une voix furieuse.  « Elle me confond avec un autre », continue-t-il dans sa tête.

Et puis j’ai moins tremblé, j’ai commencé à attendre les visites de l’importun, je les ai même espérées… jusqu’au jour où il m’a invitée à boire un verre, puis nous avons diné, nous nous sommes embrassés… de fil en aiguille - c’est ma spécialité, vous connaissez ma vie n’est-ce pas ? - je me suis installée chez lui. Nous nous marions dans deux mois … et tout ça à cause de vous !

  

Émile sourit ! Cette lettre est bien pour lui ! Incroyable ! inespérée même. Il finit sa lecture, le cœur léger : Car j’ai rencontré mon futur mari par erreurs, vos erreurs répétées! Nos noms de famille sont tellement proches que vous avez glissé dans sa boite aux lettres mes courriers. Chaque soir, il me les apportait et venait récupérer les siens…

Je vous en ai voulu au début car je ne suis pas très sociable. Je ne voyais pas l’arrivée de ce voisin homonyme inversé d’un bon œil. Mais aujourd’hui, je vous en suis mille fois reconnaissante. Grâce à vous, la jeune femme triste et seule du 4ème droite va devenir la joyeuse épouse du 2ème gauche !

Pourquoi vous dire tout ça ? J’ai entendu Madame Renar, votre femme, je crois, discuter avec le coiffeur. Elle était inquiète, vous trouvait maussade depuis quelques jours, dépité de voir comme les gens se fichaient de votre absence ou du manque de reconnaissance du travail accompli. C’est un sentiment que j’ai bien connu dans le passé et qu’il n’est pas bon de développer alors je vous le dis mon cher facteur : haut les cœurs ; vous avez compté dans nos vies, en tout cas dans la mienne, et je ne vous oublierai pas. 

Quant au style, une dédicace à votre nom et peut être à votre caractère… il était opportun qu’un corbeau donne enfin une leçon au Renar !

 

La corbeau du 46 !

 

Emile a les larmes aux yeux et un sourire béat aux lèvres quand il remonte chez lui. Quand Marie le voit accrocher une carte sur le frigo, elle l’interpelle :

- On dirait que tu as retrouvé le sourire ! qui dois-je remercier ?

- Tu exagères, je ne l’avais pas perdu.

- Enfin, si tu le dis. C’est quoi que tu accroches sur le frigo ? une carte de Sophie?

- Non c’est une création de David, le coiffeur. Il a préparé une carte rien que pour moi ! regarde la coupe qu’il m’a faite ! J’irai le voir demain pour le remercier ! Ainsi que Madeleine et les petites vieilles de l’Ehpad ; il parait qu’elles se languissent de moi ! et j’irai aussi rendre une visite à Tatiana !

Marie regarde la carte postale et, hilare, répond à Émile :

- Et bien, mon déprimé a repris du poil de la bête à ce que je vois ! Et pas que sur la carte postale de David ! C’est qui cette Tatiana? Tu ne m’en as jamais parlé !

- Ah si tu savais ! Tatiana Jonbert est une cliente qui m’a écrit aujourd’hui pour m’annoncer que, suite aux erreurs de courriers que j’ai commises avec le peintre Berjon, ils ont fait connaissance, ils s‘aiment et vont se marier !

- Rigolo comme histoire ! comme quoi, ça sert un facteur, même s’il fait des erreurs !

- Ça sert même beaucoup plus que vous ne le croyez toutes les deux !

Marie le regarde intriguée

- J’avais fait exprès de me tromper !

 

Emile raconte alors l’air triste de Tatiana qui l’a toujours angoissé. Ses habits noirs, son tatouage étrange, sa solitude, son silence… il pensait souvent à ses pauvres parents qui devaient se faire du souci de la savoir si seule. Il avait bien tenté de discuter avec elle, mais sans grand succès… il savait juste qu’elle aimait coudre vu qu’il lui livrait un paquet de tissu par semaine… et puis l’année dernière, le jeune Berjon était arrivé dans l’immeuble ; artiste, comme elle, très solitaire, peu bavard, peignant dans son atelier toute la journée. Un jour, Emile eut l’occasion de pénétrer dans l’antre du peintre pour déposer un paquet ; il y vit beaucoup de tableaux empilés au sol, retournés contre le mur ; une seule était visible : une grande toile triste peinte au fusain, en noir et blanc représentant une jeune fille qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à Tatiana. C’est à ce moment que lui vint cette idée folle : mixer leurs courriers pour que ces deux solitaires silencieux se rencontrent et se parlent !

 

- « Le pire, confie-t-il à Marie à la fin de son histoire, c’est que je n’ai jamais eu l’impression que mon plan avait fonctionné ! »

Et pourtant, quelques mois après la lettre anonyme de « La corbeau du 46 », un nouveau faire-part fit son apparition sur le frigo de la famille Renar, annonçant la naissance du petit Emile Berjon.

 

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