La loi de Murphy


Cling cling, cling cling... Les claquements secs et rapprochés de ses bottes accompagnés du tintement métallique des éperons raisonnent le long du couloir qui le mène à ses appartements. Sa longue redingote grise flotte derrière lui, laissant apparaître son uniforme de colonel des grenadiers.

« Journée de merde ! » hurle-t-il en jetant son bicorne à travers la pièce. Seul dans le petit salon rouge du château de Fontainebleau, il peut enfin laisser éclater la rage qui le tenaille depuis hier.

Il fait passer son portefeuille au-dessus de sa tête et le lance également. Contrairement au chapeau qui a fini par terre, le portefeuille atteint sa cible et gît ouvert sur le canapé rouge. « Allez, tu ne vas pas t’y mettre toi aussi » lance-t-il à la fermeture de sa ceinture porte-épée qui lui résiste. Quand il parvient enfin à l’ouvrir, il plaque l’épée sur le guéridon.

Il se saisit de la traverse sculptée de la chaise Empire et la tire à lui. Elle se coince dans la tenture de velours rouge et or. Il tente de libérer le pied doré de l’épais tissu en secouant la chaise d’avant en arrière mais sans succès. « Et bien reste coincée, j’m’en fous ! » ; il se laisse alors tomber de tout son poids sur la chaise rouge.

Il se penche vers l’avant pour retirer ses bottes. Il est sur le point de saisir son talon mais s’arrête. Encore un peu et j’allais oublier.

- « Bourrienne ! Bourrienne ? » hurle-t-il. Mais où est-il passé celui-ci ? Jamais là quand on a besoin de lui. Son secrétaire particulier qui est d’habitude toujours collé à ses basques n’a pas pointé le bout de son nez depuis qu’il est descendu de cheval. Remarque, c’est sans doute plus sûr vu que c’est à cause de lui que ses bottes sont crottées. Si Bourrienne a trouvé drôle de faire arrêter Grisou, l’étalon gris pommelé dans la seule flaque de la cour, boueuse par-dessus tout, il en paiera les conséquences. C’est lui qui va se salir les mains… il est hors de question que je finisse cette journée avec en plus de tout, de la merde sur les mains.

L’enchainement de catastrophes avait commencé la veille au soir, avec sa maitresse qui l’avait éconduit sous prétexte de migraine… Depuis quand se permettait-elle d’avoir la migraine celle-ci… Marie-Louise pouvait utiliser toutes les excuses du monde mais sûrement pas sa maîtresse, c’était inconcevable. Il aurait dû y voir un signe car quelques minutes après, on était venu lui annoncer que les alliés étaient aux portes de la capitale.  Deux heures plus tard, on l’informait que son frère Joseph et les ministres avaient quitté Paris et venaient d’autoriser la capitulation. Mon grand frère a toujours été un petit joueur. Il est hors de question d’abdiquer maintenant : tant qu’il me reste un écu, je peux faire sauter la banque ; Il avait donc voulu marcher sur Paris pour libérer la ville mais ses généraux avaient refusé : ils n’avaient plus de troupes à Paris et 130000 hommes de la Grande Armée des alliés l’attendaient. Par mesure de sécurité, on envoya donc un négociateur à la capitale. Lui, devait aller attendre à Fontainebleau. Un court moment, il eut espoir qu’au milieu de cette bérézina, il arriverait au moins à retrouver Marie-Louise et leur fils mais on lui révéla bien vite que l’impératrice et l’Aiglon s’étaient réfugiés, depuis la veille, à Blois ; il ne va pas falloir longtemps avant qu’elle négocie son retour chez elle, en Autriche, près de sa famille. Ecœuré, il demanda alors qu’on lui selle Marengo, son étalon favori. Mais un virus courait dans les écuries impériales et son éternel compagnon de bataille faisait partie des malades.  Même lui me trahit… après ma famille, mes ministres et mes généraux, mes chevaux me laissent tomber… C’est donc sur le dos de Grisou, le seul étalon disponible qu’il était arrivé à Fontainebleau … L’empereur ne peut pas gagner une bataille monté sur un cheval qui s’appelle Grisou… Ca ne ressemble à rien ce nom… Un peu comme moi en ce moment … Napoléon assis de trois-quarts s’adosse sur la chaise et laisse tomber son bras droit derrière le dossier. Celui qui me verrait là, avachi, accablé, les bottes sales, le ventre énorme, aurait bien du mal à imaginer que je suis un empereur. Que je suis… Je suis ou j’étais ? Dois-je déjà parler au passé… ?

- « Bourrienne ! » Secrétaire de mes deux. Encore un qui doit être en train de me trahir et d’écrire un de ses pamphlets... J’imagine le style lourdingue et besogneux : « Napoléon arriva aux premières lueurs de l’aube à Fontainebleau. Il s’enferma dans ses appartements. Vaincu, le Petit Caporal attendait la fin… » Chiant !  Le pire c’est qu’il va sans doute trouver un de ses vautours de journalistes ou de peintres vénal pour lui acheter sa prose et me ridiculiser au passage.

Finie la légende, l’épopée du héros. Après les portraits impériaux, les scènes de batailles, les récits d'exploits, voici l’Ogre de Corse à terre ; enfin assis sur une chaise Empire tout de même… Lequel va s’y coller : David, Ingres, Girodet, Delaroche, Gros. Ils ont construit mon image d’homme intrépide, charismatique, majestueux, comment vont-ils peindre ma déchéance ? élégante j’espère. Et ma mort ?

Il regarde autour de lui : les couronnes de lauriers et le monogramme « N » dorés qui ornent les tentures rouges de la pièce ; les aigles impériaux sur l’encadrement azur des fenêtres. Il caresse de la main l’épée, son pommeau, sa garde, dorée et sculptée puis la petite table en bois de cèdre. Ca ferait un beau décor pour une peinture…  Moins clinquant que la Cathédrale de Paris ou le Col du Grand Saint Bernard mais pas mal quand même. Va savoir s’ils peindront ici mon abdication ou ma mort…

Il touche de la main la petite fiole qu’il a toujours autour du cou, entourée dans une gaine de taffetas. Son médecin lui a préparé cette dose pour la campagne de Russie, au cas où il soit fait prisonnier… La mort n’est rien mais vivre vaincu et sans gloire, c’est mourir tous les jours. Il dévisse le bouchon et porte la fiole à ses lèvres. C’est à ce moment précis que Bourrienne, qui est arrivé sans un bruit devant la porte du petit salon, se décide à frapper. Napoléon sursaute et lâche la fiole qui tombe au sol et déverse son contenu entre les lames du parquet…

- « Mais c’est pas possible ! Je suis maudit aujourd’hui. Même la mort me trahit. Bourrienne, vous qui savez tout, la loi de l’emmerdement maximum ça existe ? sinon faut vite l’inventer. » Bourrienne le regarde l’air ahuri. « Ça fait une heure que je vous appelle… vous étiez où ? » Bourrienne bredouille une réponse inaudible.

- Arrêtez de marmonner et venez donc nettoyer ces bottes, crottées à cause de vous !

- J’y suis pour un rien, c’est un coup de Grisou

- Vous croyez vraiment que j’ai envie de plaisanter Bourrienne ?

- Non je n’oserais pas…  Mais c’est le cheval qui…

- Renommez-le donc Destin ou Trafalgar ce cheval, ça résumera mieux ma journée…  Et apportez-moi de quoi nettoyer ces bottes, faut que j’aille parler aux Généraux.

Au moment de quitter le petit salon, Bourrienne se retourne et observe l’empereur avachi sur sa chaise, paumé, bedonnant. Il sort son petit carnet et note : « Napoléon se dirigea vers Fontainebleau où il arriva à six heures du matin. Il ne fit pas ouvrir les grands appartements et se campa plutôt qu’il ne logea dans le petit appartement qu’il affectionnait. Napoléon s’enferma dans son cabinet et y resta seul pendant la journée du 31 mars".

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