La scène


- « J’en peux plus de cette odeur de frite !

- T’inquiètes pas, d’ici une semaine tu ne sentiras plus rien » répond Jean en le rejoignant dans les vestiaires après le service de midi son collègue Pierre.

Ça va faire deux ans que Jean est serveur au resto « Coté cours » pour payer ses études. L’odeur de friture et de grillade fait partie intégrante de son corps, de ses cheveux, de ses vêtements ; au moins, il ne sent plus la clope ! Il sort ses fringues, sa vapoteuse et son portable de son casier et se change rapidement.

- « Si tu y réfléchis, on sert environ 200 clients par service. Ils mangent pratiquement tous une entrecôte et une portion de frites par personne d’environ quoi ? 200 grammes chacune, … »

Tout en avançant dans les couloirs, la vapoteuse au bec, Jean tapote sur son téléphone.

- « Ca fait : ah ouais ! quand même ! ça fait 40 kilos de barbaque et de patates par service ! tu m’étonnes qu’on pue et qu’on est fatigué en rentrant le soir”. Il continue de tapoter et de vapoter : “et 12 Tonnes par an !! tu imagines ! On porte 12 tonnes de bouffe sur nos plateaux ! Pas besoin d’aller lever de la fonte dans une salle de gym !”.

Ils s’arrêtent au bout du couloir, près de la sortie côté cours.

- « Ça va être l’heure, on fait quoi ? On reste là ou on… »

Pierre n’a pas le temps de finir sa phrase ; la lumière du plafonnier de l’appartement en face d’eux s’éclaire. Un homme en costume suivi de près par une femme élégante pénètre dans le petit salon jaune lumineux. Jean lui murmure « on reste là » puis s’adosse contre le mur derrière lui et tire sur sa cigarette électronique en observant la femme qui s’avance vers la table ronde. Elle lisse méthodiquement le napperon blanc présent au centre de la table, les yeux dans le vague.

- Elle est canon Naomie dans cette robe rouge ! mais ils ont l’air bien sérieux ce soir !

- Tu les connais ?

- Oui, je te présente Naomie et Simon. Un couple d'habitués. Naomie est toujours charmante et souriante et l’autre con est toujours… con, talentueusement con !

- Tu ne le portes pas dans ton cœur on dirait…

- Ah ça !

 

Simon se dirige vers la fenêtre et l’ouvre en grand. Il scanne l’étroite ruelle à ses pieds. Il aperçoit les deux hommes qui fument à quelques mètres de la fenêtre. Un sourire narquois aux lèvres, il dit bien fort : « je vais appeler les services véto pour qu’ils viennent contrôler le resto-grill d’à côté ! Vu l’odeur de graillon qui s’échappe de leur ventilation et de leurs serveurs, ça ne va pas faire un pli, ils vont le fermer ! »

Il fait un clin d’œil à Jean et se retourne. Sans un geste ou un regard pour sa femme, il va s’installer dans le fauteuil rouge. Il ouvre son journal en grand et se plonge dans sa lecture laissant à Naomie le silence et le tabouret inconfortable du piano, seul autre siège disponible.

- « Quand je te dis qu’il est con. » murmure Jean à l’oreille de Pierre. « J’aurais une meuf comme Naomie, je l’aurais fait autrement : c’est pas le journal qui occuperait mes mains en ce moment, je peux te l’dire !

- Ils auraient pu mettre des rideaux ?

- Si tu regardes le reste de la pièce, on peut pas dire que le décor soit top : Trois pauvres tableaux bien alignés, un fauteuil pour deux, un vieil abat-jour rouge au-dessus du piano, et un plafonnier d’hôpital… alors des rideaux, c’est… »

Les quelques notes qui s’échappent soudainement du piano imposent le silence à Jean. Naomie qui effleurait les touches depuis son entrée dans le petit salon entame l’intro d’une « chanson douce » d’un index désinvolte. Simon lève les yeux de son journal et tourne la tête vers sa femme qui s’arrête immédiatement. Il reprend sa lecture. Quelques secondes de silence s’égrènent puis Naomie se tourne vers son mari :

- « Christelle rayonnait ce soir ! tu n’trouves pas ? »

Simon acquiesce d’un vague marmonnement sans lever les yeux de son journal. Naomie continue :

- « Cette grande maison ça leur change la vie. C’est un peu loin mais quel jardin ! 

- Hmhm

- Faut dire avec l’arrivée du petit ça faisait étroit chez eux. »

Simon tourne les pages sportives, impassible.

- « Nous nous n’aurons pas ce problème car nous pourrons transformer cette pièce en chambre d’enfant. »

Simon arrête sa lecture, regarde en face de lui, et répond :

- « Non chérie tu te trompes de formulation :  nous nous n’aurons pas ce problème car nous n’aurons pas d’enfant. »

Naomie s’avance vers le fauteuil rouge, s’assied sur l’accoudoir et enlace Simon. Elle l’embrasse sur la joue et poursuit :

- « Comment peux-tu être si catégorique ! un petit Simon qui courre partout ça serait sympa non ?

- Non !

- Mais Simon… »

Simon s’arrache des bras de Naomie, plie violemment son journal en quatre et le balance sur la table ronde. Il se retourne vers sa femme qui a manqué de tomber à la renverse et explose :

- « J’ai toujours été très clair sur le sujet et tu étais d’accord. Alors je ne vois pas pourquoi tu remets ça sur le tapis ?"

Naomie se lève et s’avance vers la fenêtre. Son regard est ému mais elle répond  d'un ton décidé:

- Parce qu’on change, on évolue ! en tout cas moi j’ai évolué ; à 25 ans je ne voulais pas d’enfant mais maintenant oui. Regarde-nous, on est deux, on est bien depuis 5 ans ensemble, mais on s’ennuie un peu dans nos vies non ?

 - Si tu t’ennuies prends un chien, un chat,... un amant même ! Ça t’occupera. Tu n’fais pas un gosse parce que tu t’ennuies merde !

Dépitée, elle hoche la tête plusieurs fois de gauche à droite, un sourire pincé aux lèvres. Son regard croise alors celui de Jean, assis dans la rue qui lui fait un clin d’œil, comme pour l'encourager.

- Fais gaffe mon amour, je vais finir par te prendre aux mots et me mettre à chercher un amant". Elle lâche le regard réjoui de Jean et se retourne vers son mari. "Alors dis-moi, pourquoi penses-tu que les gens font des enfants ?

- Je n’en sais rien pourquoi ! et j’m’en fous ! moi je n’ai pas envie d’avoir d’enfant ; un point c’est tout. Métro-boulot-marmot… très peu pour moi

-  Alors que métro-boulot-dodo ça te va bien !

- Ben oui je préfère une grasse mat au fond de mon lit avec ma femme toujours sexy car elle n’a pas accouché, à une matinée au bac à sable plein de crottes qui puent et de gosses qui hurlent ! »

Pierre pouffe « putain il y va fort ! « ; Jean lui fait signe de se taire.

Naomie s’éloigne de la fenêtre et reprend sa place face au piano.

- « Ton point de vue sur la place de la femme et des enfants est tellement romantique mon chéri…c'est sidérant " Agacée elle se tourne vers lui ; « Je n’arrive pas à croire que tu t’arrêtes à des trucs aussi superficiels »

- Mais tu veux que j’m’arrête à quoi ? au silence qui n’existe plus, au temps libre qui disparait et à l’argent qui file une fois que t’as un enfant ? Tu as vu la vie de nos potes ? ça te fait envie ?

- Ben oui ça me fait envie ; en plus je suis sûre qu’on serait de bons parents !

- Je ne crois pas qu’avoir un enfant fasse de nous de meilleures personnes…ça se saurait depuis le temps ! Mais admettons… un bon parent c’est quoi selon toi ? et surtout pour quel résultat ?

Il reprend le journal et l’ouvre sèchement : « les journaux sont pleins de bons parents qui se font voler, violenter et même tuer par leurs chers enfants ! »

Il tourne les pages fébrilement :

- « Tiens écoute : « un américain de 16 ans a tué ses parents, sa sœur et une amie de la famille à coups de fusil semi-automatique, peu avant minuit dans l’Etat de New-Jersey… et celle-là : Les services de police de Toulouse ont interpellé un jeune homme de 15 ans alors qu’il était en train de porter des coups de poing dans la tête de sa mère. C’est une simple remarque sur la cigarette qui aura suffit à rendre l’adolescent extrêmement violent. C’est ça que tu veux ? que ton gosse te frappe ou pire, te viole, parce que tu auras oublié d’acheter ses Chocapics ? Moi non !"

Naomie se lève et vient arracher le journal des mains de Simon. Elle regarde son mari, content de lui, reprendre sa place confortable au fond du fauteuil rouge.

- "Mais t’es dingue Simon ! Tu pourrais avoir des problèmes avec des propos pareils.

- Mais aucune loi ne m’interdit de rester sans enfant. J’irais même plus loin : à l’heure où des millions d’enfants sont malades, orphelins, maltraités ou négligés par leurs parents, nous n’avons pas besoin de rajouter notre pierre à cet édifice. Et puis toi qui ne jure que par les vélib’ et la nourriture végan, tu t’es déjà demandé quelle était l’empreinte carbone d’un enfant ?

- Non mais j’hallucine : Pour cacher ton égoïsme basique, tu es prêt à comparer "avoir un enfant" à une vache ou un tracteur ?

- Mais oui ! Adieux Veaux, vaches, avions, procréation !"  Simon s'est levé et arpente le salon jaune. "Cependant là où tu te trompes, c’est que ce n’est pas une décision égoïste mais bel et bien un choix réfléchi et positif pour la société toute entière, la planète même ! Pour le bien-être et la survivance de notre société, il devrait être interdit de faire des enfants ! Et en plus de sauver la planète, tu servirais une autre de tes causes préférées : l’égalité des sexes !! Des femmes qui n’enfantent plus, ça, ça serait une vraie avancée dans la lutte des féministes !

Naomie reste silencieuse, bras ballants, elle regarde Simon, ébahie et finit par sourire tristement. Derrière elle, on entend une foule rire et soudain, des applaudissements.

- Bon les choux on va s’arrêter là. Simon tu as été grandiose ! Tu joues magistralement le con. Naomie, trop effacée ma chérie ! tu as été spectatrice de la bêtise de ton mari ; pas du tout actrice ; avec les arguments de Simon tu pouvais rebondir bien plus fort… J’espère que tu serais plus virulente dans la vraie vie face à un vrai con ! Faut te lâcher mon chou ! Allez, on n’a pas toute la soirée. Pierre et Jean c’est à vous! Vous êtes prêts ? ils sont où ces deux-là ? encore au resto ?

Les deux serveurs s’avancent et sortent des coulisses.

- Ah vous voilà ; alors vous, votre thème d’impro c’est "le mariage pour tous". Vous êtes en couple. Jean tu es pour, Pierre tu es contre. On démarre dans cinq minutes dans le petit salon jaune… Allez, allez, bougez-vous, c’est à vous !

Pierre profite de croiser Simon à l'entrée du petit salon jaune pour le féliciter: 

- "Quelle imagination ! un vrai talent de trouver tant d’idée en si peu de temps ?

- Rien à voir avec l’imagination jeune homme… Vous apprendrez vite que l’interprétation d’un autre mène parfois à la révélation de soi… qu'est ce que t'en penses ma puce !

Naomie, qui a gardé le silence et son sourire triste depuis la fin de la scène lève les yeux. Elle évite soigneusement le regard de Simon mais accroche celui de Pierre qui passe la porte. En passant à son niveau, elle lui frôle la main et finit par répondre à Simon : Sur ce point, je suis d'accord avec toi chéri."

Commentaires: 0